Fin de moi difficile

Elle contemplait cette Cène d’ivrognes athées et son saint patron qui multipliait les pintes. Elle riait intérieurement et se dit que ce bar aurait dû s’appeler « Les douze poivrots d’Hercule ».

Elle rédigea un tweet qu’elle rangea dans ses brouillons pour une bonne occasion.

Elle faisait le vide en regardant le verre plein de son voisin. Il lui fallait un endroit neutre pour faire le point, comprendre comment elle en était arrivée là et surtout où elle allait puiser la force de regarder ce type sans vomir. Elle contempla, hypnotisée, cette bière ornée du poil amputé d’un pubis anonyme qui flottait sur sa mousse sans faux col. Elle le regardait s’enfoncer lentement comme dans un sable mouvant et se dit qu’après tout, il ne lui « boucherait pas le trou du cul », vieille expression que lui rabâchait son grand-père avant que les médecins ne lui découvrent dans son côlon un cancer.

C’était la première fois qu’elle foutait les pieds dans ce rade glauque devant lequel elle passait chaque jour en se speedant pour arriver à l’heure à son cours de Hatha Yoga, histoire de décompresser.

Repensant à la posture du pigeon royal sur une jambe, elle se demanda comme ce bar faisait pour marcher vu l’état de délabrement des rares habitués qui tentaient de maintenir le zinc sur pied. Elle n’avait même jamais remarqué que la devanture de l’estaminet servait de brouillon pour les tagueurs du quartier. Le mot Suce débutait l’enseigne de “ Chez Nanar ” et “ le conar ” la concluait.

« Même pas foutu d’écrire connard sans faire une faute, quelle génération d’illettrés ! » se dit-elle en postant la photo du délit sur Snapchat

Un postillon propulsé par la colère fut capturé dans son duvet labial bien qu’elle était ambassadrice pour Bénéfichtre.

Ce troquet de quartier était néanmoins d’utilité « pudique » avec pour principale responsabilité de rafraîchir de vieux parisiens de souche aux nez spongieux, qui tanguaient entre canons du matin et Suze du soir sur fond de Rire et Chanson… D’une traite, ils avalaient leurs pensions.

Le maigre chiffre d’affaires récolté par le gargotier permettait de garder des murs sales, des tabourets poisseux et d’offrir des cacahuètes dans lesquels cohabitaient quelques insectes miséreux.

Elle ignorait tout de cette réalité et pour être honnête, elle s’en foutait. Elle était « Parisienne ». Elle avait 70K d’abonnés sur Instagram et était « influente».

Depuis que, dans son appartement, elle avait dédié 2m carré pour photographier et retoucher des tasses de thé, des bâtons de rouge à lèvre, des bouteilles d’alcool, des chaussures et des sacs de marques, le tout posées dans un décor acidulé.

Elle n’en vivait pas mais cette activité arrondissait ses fins de mois grâce à la revente de ses cadeaux « gratuits » sur Le Bon Con et dans des vide-dressing organisés pour se faire financer par ses copines.

Sa silhouette était son fion de commerce. Pour avoir plus d’abonnés, elle posait jambes nues et retouchées pour lisser cellulite et autres varicosités. 150 nouvels abonnés

Une posture aguicheuse, en culotte devant un miroir, une moue boudeuse te regardant droit dans ton smartphone. Une légende : « J’aime le dimanche, c’est SO brunch et veggie Bowl avec des graines de chia et des baie de Goji »  #keur #lavie #moodoftheday #rougealevre #guerlainch #culotte #lestringfrancais #Vernis #Chanoul #luxe #parisjetaime #brunch #veggiebowl : 450 abonnés gagnés

Elle avait rejoint les rangs des piliers de bar depuis maintenant 1 heure mais elle sentait bien même si, pour une fois, aucun des regards vitreux ne se posaient sur elle et ne sentait aucun like sur son « Outfit of the day ».

Ses chaussures de marque trop propres foulaient le sol encrassé par des années d’âmes avinées d’avoir beaucoup trop trinqué.

Impossible de faire un Insta avec cette tasse de café ébréchée. «J’aurai dû aller chez Angelica ! Putain de fin du mois ».

Elle avait perdu beaucoup d’abonnés depuis qu’une petite nouvelle plus belle les lui avait soufflés. Elle était passée de la popularité à la banalité. En étant trop là : elle avait lassé. Elle avait perdu de sa popularité et les marques l’avaient évincée.

C’est le jeu.

Il n’y a que les honteux, les accablés et les gens tristes qui baissent les yeux.

Aujourd’hui c’est pour regarder un écran que l’on baisse les yeux, on ne voit plus à nos pieds ces jeux à gratter froissés par ceux qui ont tout perdu.

On donne de l’amour et de la visibilité à ces gens qui ont tout et qui retouchent leur vie pour tenter de la gagner, sans rien faire.

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